Traverse vidéo
Performance n°2, 28 mars 2009, Chapelle des Carmélites
Performance n°2, 28 mars 2009, Chapelle des Carmélites
« Tralala, lala, lala », Composition pour chorale et Gilles Deleuze
Texte de Simone Dompeyre
Tralala, lala, lala
« Les cours, c'est une sorte de Sprechgesang, plus proche de la musique que du théâtre ». Deleuze comparait ses propres cours de Vincennes où inscrits ou non inscrits pouvaient participer à la « performance» philosophique.
Ainsi le Tralala la la de Carl Hurtin réunit la refaite en refête, puisque du plaisir de l'ouïe en surgit.
En effet, rêver d'un impossible rêve, se plaire à saisir ce que porte en signifié « performance »... cela fut, dans la simplicité de l'évidence. Au moment de terminaison de cette édition XIIème.
D'emblée, la simplicité du titre affichait son souci à la fois iconoclaste et respectueux de la source retenue par Carl Hurtin, maître de ce moment de la Chapelle des Carmélites. Car ce titre qui dit le « tralala, lala, lala. » du refrain de l'enfance - on se le répète en chantonnant en soi - est aussi une clausule deleuzienne. Jeu, air, philosophie. Syllabes sans signifié, syntagme de signification, signifiant facile à la bouche qui apprend d'abord les mots en a.
Samedi 28 mars, en chœur et cœur, on glisse en jeu de mots pour poursuivre cette déclinaison des sons, et très vite décrire, ce qui se rassemblait au fond de la nef, sous l'égide et des peintures allégoriques de moralités et des installations vidéos. Le plaisir de la pensée de la musique, de Carl Hurtin s'«entreliait» à Christine Salles, chef de la chorale Le troisième Système. Elle-même « entreliait » ses chanteurs...
En alleluia, métonymique de l'ensemble se croisaient aux paroles deleuziennes, fragments de son Abécédaire... Débutant sur 0 Magnum mysterium, avant le cantate et exulta te / le Kirie eleison / ou le Sanctus... En alleluia décliné, car la seconde, la dixième et la dernière intervention de la chorale sur le « alleluia de Funeral Ikos » s'adjoignaient un tralala...
Devant son ordinateur pupitre, qui lançait le palimpseste verbal, Carl Hurtin prouva que ce jeu n'était pas que du jeu mais de la pensée en action ludique.
Cet autre entrelien avec la philosophie en Abécédaire dont la partition mêle des prélèvements, développait des phrases, musicalement animées, de la nécessité de l'art et de la philosophie. Chemin faisant, partition se jouant, se faisait en assertions successives, le cheminement d'une argumentation. Le philosophe créateur appliqué.
En ouverture, « Et si on protestait» amusante prétérition car, avant même la musique dite savante, du rock suivait
« rattraper la fausse note... » et devançait « chercher quelque chose » ainsi que «...la voix qui élève son chant en fonction de ses positions par rapport au territoire. » Et le o magnum mysterium / Ô grand mystère poursuivait cette phrase intermédiale.
Ensuite, d'autres contrepoints prouvaient que dire l'impossibilité de dire la musique rendait possible ce dire autour de la musique... en la faisant.
Que la philosophie est acte et qu'elle peut quitter le bureau. Qu'elle est de l'ordre de la poétique et le philosophe qui envoyait aux gémonies l'artiste, le poète comme imitateur de l'imitation et autant de décalages de l'Idée, de l'archétype, n'écrivit-il pas en forme de dialogues, en figures de métaphores, en allégorie. Tralala.
Sans doute, faut-il en phrases déliées, revenir à Deleuze; il considérait la ritournelle, le refrain - comme un concept philosophique majeur, sur lequel il revint ainsi que Félix Guattari.
Il reconnaissait un point commun entre la chanson populaire et la musique, cette petite mélodie que l'on s'approprie, dès l'enfance, sous la répétition du tra-la-la-la, mais plus encore, il affirmait faire, déjà, de la philosophie lorsqu'il s'interrogeait sur le moment où il chantait, pour lui-même, ce tra la-la.
Il en typologisa les occurrences, quand il se déplaçait sur son propre territoire, quand il bougeait/changeait ses meubles, la radio jouant en fond.
Quand il chantait chez lui.
Ou chantait pour lui-même à l'extérieur à la tombée de la nuit.
Mais aussi, dehors, quand il cherchait son chemin et sentait le besoin de se donner du courage tra-la-la.
Quand il se dirigeait vers son lieu.
Et il chantait, quand il se disait, bonne chance, je pars mais je vous emporte dans mon cœur. De cela, il théorisa la ritournelle comme totalement liée au problème de la territorialisation.
Je retourne dans mon territoire ou j'essaie de le faire.
Je me déterritorialise et je pars, je quitte mon territoire.
Qu'en aura-t-il été en ce lieu, devenu espace de découverte de formes étrangères à la vocation première d'une chapelle de Carmélites... et, où le tralala fut transposé par le fait de l'enregistrement.
Le Tralala fut chanté en chœur, a capella... heureusement chanté et heureusement détourant les autres espèces musicales.
Il fut phrase musicale du collage de musique religieuse de John Tavener : Funeral Ikos. Elle-même fortement inspirée d'autres musiques plus laïques ce qui enlevait de la religiosité à cette partition alors même que l'Alleluia, ainsi que l'alleluia transformé en tralala enflammait. Provocateur d'émotions souriantes dans l'envolée exaltante des voix...
L'écoute se faisait agile, en surplomb... mais en plaisir(s).
Plaisir - type happy few - de la reconnaissance du grain de la voix, dans ces enregistrements audiovisuels du philosophe dont les changements de débit, d'intonation, faisaient partition; de la reconnaissance de textes lus.
Celui plus unanime de la ritournelle enfantine - rassurante dans le noir ou taquine dans le refus de l'ordre parental, du type «je m'en fiche » que l'on ne pouvait dire qu'in petto.
Celui de la musique - savante des rappels des rappels historiques et encore happy few de la reconnaissance du compositeur et plus encore de ses sources.
Se faire le plaisir de comprendre la démarche philosophique, en actes... car les phrases étaient audibles, clairement détachées. Stratégiquement entraînées en fin de phrasé musical ou en entraînant tel autre.
Le plaisir simple d'entendre sans autre question, un entendre devenu écoute attentive pour ne rien en louper... entraînant que ce lieu étranger - la chapelle- se transforme en mon lieu, en ma maison.
Entendre une musique qui entraînait au bonheur.
Quelqu'un a parlé de " désordre culturel" provoqué par les pratiques musicales qui s'approprient comme matériau les musiques, qu'elles empruntent comme le fait le sampling, ou non, ou différemment par la numérisation du son, ou les échanges du peer to peer... Désordre parce que par là, les distinctions entre production, reproduction et réception, se porosent. Ainsi se réinitialisent les espaces de déterritorialisation et de reterritorialisation ; en effet, le « mien» s'y partage.
Désordre productif d'étincelles car sampler du philosophique fût-il celui d'une démarche refusant
l'organisation didactique pour le dialogue comme entre soi requiert d'en avoir lu les pages. Requiert d'en savoir couper les phrases. Requiert d'en savoir ajuster les éléments.
Couture musicale, montage. Ce qui fonctionnait d'autant mieux en ce lieu du baroque, si on se souvenait des questions du même Deleuze sur le haute-contre... Alors s'avérait la porosité des écoutes et des questionnements.
Simone Dompeyre